Depuis 2004, la règle est la suivante : le taux du Livret A est révisé automatiquement, deux fois par an, sur la base d’une formule mathématique mêlant inflation et taux interbancaires. Dans les faits, c’est rarement le cas : c’est l’exécutif, en lien avec la Banque de France, qui fixe la rémunération de l’épargne réglementée. Au risque de déclencher, tous les six mois, une nouvelle polémique.
Jeudi 13 juillet 2023. Bruno Le Maire se présente au journal télévisé de TF1 pour annoncer la mauvaise nouvelle : le taux du Livret A, attendu à 4,10% en raison, notamment, de l’inflation, est maintenu à 3%. Et pas seulement pour 6 mois, mais pour 18 mois. En clair, pas touche au Livret A, ni à la hausse, ni à la baisse, avant février 2025, quel que soit le niveau de l’inflation. Logiquement, la réaction des épargnants n’est pas tendre. Un recours est même déposé devant le Conseil d’Etat, afin qu’il vérifie la légalité de ce choix.
« Le taux du livret A à 3% peut-il être gelé jusqu’en 2025 ? »… La justice va devoir trancher
Exception faite de ce recours, l’épisode vécu cet été n’a rien d’inédit. Il est, en effet, fréquent que Bercy décide de décréter le taux du Livret A, en jouant avec la règle. Une règle, en particulier, fixée par un arrêté daté du 27 janvier 2021 (1) : le taux du Livret A – et par extension de ses satellites, le LDDS, le CEL et le LEP, sous certaines conditions – évolue deux fois par, en février et en août, en fonction du résultat d’une formule de calcul intégrant deux variables : l’inflation hors tabac et les taux courts interbancaires. En clair, la question de sa révision est, en principe, une simple affaire d’arithmétique. Or l’arithmétique était claire : étant donné la hausse des prix au 1er semestre 2023 et la moyenne semestrielle de l’€ster, le taux du Livret A aurait dû passer à 4,10% le 1er août.
Contre la « fixation administrative » des taux de l’épargne réglementée
Rapide flashback : cela fait près de 20 ans, depuis 2004, que le principe de la révision automatique du taux du Livret A, 2 fois par an (4 fois en cas de circonstances exceptionnelles) et selon une formule mathématique, a été mis en place. Avant cette date ?
Fixer la rémunération de l’épargne populaire était une prérogative de l’exécutif. De 1818, date de la création du livret, à 1984, elle a été fixée par décret, puis, de 1984 à 2004, par un comité dédié (2). Pour un même résultat : pour l’opinion publique, le taux du Livret A restait un choix politique, piloté par l’exécutif. Résultat : toute baisse du taux le rendait impopulaire auprès des épargnants.
C’est, notamment, pour mettre un terme aux « graves inconvénients liés à la fixation administrative des taux » qu’un rapport (3) commandé par Bercy et signé par Christian Noyer et Philippe Nasse, a recommandé en janvier 2003 d’opter pour une indexation automatique du taux du Livret A. Une proposition mise en œuvre à partir du 1er juillet 2004 par Francis Mer, à l’époque ministre de l’Economie du gouvernement Raffarin.
Ce dernier, toutefois, n’est pas allé au bout de la logique du rapport Noyer-Nasse. L’exécutif a conservé le pouvoir de déroger à la nouvelle règle, en cas de « circonstances exceptionnelles », et de fixer lui-même le taux, sur proposition de la Banque de France.
La dérogation quasi-permanente
Conçue à l’origine pour trouver le meilleur compromis entre, d’un côté, l’intérêt des épargnants (un rendement « positif », c’est-à-dire supérieur à l’inflation) et, de l’autre, celui des banques et des emprunteurs (une ressource proche des taux du marché pour leurs prêts), la formule de calcul a été ajustée à plusieurs reprises depuis 2003. La dernière en date, en 2018, a clairement fait pencher la balance du côté des banques et des emprunteurs, en supprimant le plancher inflation, soit cette règle qui voulait que le taux du Livret A ne puisse pas être inférieur à l’inflation hors tabac.
Le pouvoir de dérogation, lui, est resté. Et ce qui devait constituer l’exception, la dérogation en cas de « circonstances exceptionnelles », est devenue la règle. Sur les dernières années, la révision automatique n’est intervenue qu’à 2 reprises :
- le 1er août 2022 pour relever le taux de 1% à 2% ;
- le 1er février 2020 pour le ramener de 0,75% à 0,50%.
Le pouvoir de dérogation a, lui, été utilisé à 10 reprises. Mais 3 fois seulement dans un sens défavorable aux épargnants, donc pour limiter une hausse du taux :
- le 1er février 2023, lorsque le taux, attendu à 3,30%, a été fixé à 3% ;
- en août 2017, pour limiter le taux à 0,75%, alors qu’il était attendu à 1%.
- en août 2023, donc, pour empêcher la hausse à 4,10%
Les autres interventions du gouvernement ont été plutôt favorables aux épargnants, dans un contexte, il faut dire, très particulier. Au cœur de la décennie 2010, face à la faiblesse de l’inflation et des taux du marché, les pouvoirs publics ont, en effet, fait le choix de lisser la baisse du taux du Livret A, qui aurait pu atteindre 0,25% dès le 1er février 2015. Des dérogations sont ainsi intervenues en février et août 2013, en février et août 2015, puis en février et août 2016, avant que le gouvernement ne décide, déjà, de geler le taux à 0,75% de décembre 2017 à janvier 2020.
« Une formule mathématique peut difficilement rendre la complexité des enjeux autour du Livret A »
Comment expliquer que la révision automatique soit, à ce point, devenue l’exception ? Pour l’économiste Philippe Crevel, la réponse tient à l’essence même du Livret A, ce produit d’épargne si spécifique à la France. « Le Livret A n’obéit pas à des considérations de pure économie », analyse le directeur du Cercle de l’Epargne. « Il est aussi un phénomène politique, qui prend en compte des données sociales. Une formule mathématique peut difficilement rendre la complexité des enjeux autour de ce produit très particulier et sacralisé. » Résultat : « La dépolitisation de la fixation du taux, initiée en 2003, a été un échec complet. »
Désacraliser le Livret A ?
Comment sortir du psychodrame ? En revenant à la fixation du taux par décret gouvernemental ? En laissant les banques fixer le taux du Livret A comme bon leur semble ? « Cela paraît compliqué », réagit Cyril Blesson, associé au sein de Pair Conseil, qui édite les Cahiers de l’Epargne.
« Pourquoi se compliquer la vie ? », poursuit l’économiste. « Avec le Livret A, le gouvernement cherche à se présenter comme un rempart contre l’inflation. Mais il existe une institution, indépendante des pressions politiques, dont la vocation est justement de fixer les taux d’intérêt pour combattre l’inflation et donc l’érosion de la valeur des patrimoines : la Banque centrale européenne. Le plus simple serait d’indexer le Livret A sur les taux de la BCE, en prenant éventuellement en compte l’€ster. Il resterait attractif, car son rendement est net de prélèvement sociaux et d’impôt. »
En clair, il s’agirait de supprimer, à la fois, le pouvoir de dérogation de la Banque de France et la référence à l’inflation. Une solution qui ne serait pas forcément défavorable aux épargnants : le taux de la facilité de dépôt de la BCE est, par exemple, actuellement fixé à 3,25% et devrait continuer à monter dans les mois à venir. Le Livret A, par ailleurs, n’a pas toujours été, loin de là, un rempart efficace contre l’inflation, comme le montre cette infographie réalisée en juillet 2022.
L’impact symbolique d’un tel choix, toutefois, serait imprévisible. « Ce serait envisageable », estime Philippe Crevel. « Mais cela reviendrait à banaliser le Livret A, et donc à renoncer à sa sacralité. » Le gouvernement qui prendra un tel risque politique n’est sans doute pas encore né.
(1) Arrêté du 27 janvier 2021 relatif aux taux d’intérêt des produits d’épargne réglementée (2) Comité de la réglementation bancaire et financière, puis Comité de l’épargne réglementée. (3) Christian Noyer et Philippe Nasse, « Rapport sur l’équilibre des Fonds d’épargne », janvier 2003.
Source : Moneyvox